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L'homme public et l'homme privépar Ahmed Henni ah.henni@gmail.com Témoigner des propos et attitudes que Daniel Guérin tenaient en privé ou en famille sur les problèmes publics pourrait sembler, a priori, d'un intérêt décisif pour la compréhension du personnage. Or, quand le témoin que je suis tente de rassembler ses souvenirs et ses notes, il ne trouve pratiquement rien qui n'ait été affirmé publiquement par Daniel Guérin et, de ce fait, l'historien qui travaille sur documents publics n'a pratiquement rien à apprendre des témoignages privés. En réalité, à part quelques faits mineurs où transparaissait malgré tout son "atavisme" de "bourgeois occidental", les écrits de Daniel renseignent amplement sur l'homme. Dire ceci, c'est déjà apporter un témoignage : en effet, parmi les personnes publiques que j'ai eu à connaître, Daniel Guérin fut l'une des rares à dire ou agir de la même manière en public et en privé. Cette cohérence n'est pas soudaine. Jeune, il avait déjà rompu avec sa famille à cause de cela. Daniel Guérin s'est toujours donné, dans la mesure du possible, une liberté aussi grande que possible quitte à en assumer certaines conséquences (matérielles dans sa jeunesse, relationnelles plus tard), n'hésitant pas à rompre avec de vieux compagnonnages. Ainsi, s'agissant des affaires internationales, il n'hésite pas, au lendemain de la guerre des Six jours de 1967, à lancer un "Bonjour M. Vidal-Napalm" à un compagnon de militantisme aussi avant-gardiste que lui, notamment pendant la guerre d'Algérie. De la même manière, lors de la tentative de putsch de Skhirat contre le roi du Maroc (vers 1972), et apprenant la présence d'un des ses cousins par alliance à la réception offerte par le roi, il envoie immédiatement un télégramme de vives remontrances à ce cousin. A part certaines convenances qui l'amenaient à occulter son homosexualité (il n'en parlait pratiquement jamais en ma présence, ni ne l'affichait tous azimuts), Daniel gardait tout de même un ton libre à toute occasion. Cette liberté, m'a-t-il dit, lui était permise grâce à l'héritage conséquent qu'il avait acquis de ses parents. En bon marxiste, ou disons matérialiste historique, il était très lucide sur le rôle de l'argent dans la société bourgeoise et des contradictions qu'il vivait lui-même en tant que militant fortuné à partir d'un certain moment. Il expliquait que cela lui avait permis, dans des moments de dure censure sociale, de publier à compte d'auteur certains écrits libertaires qui, autrement, auraient été refusés par l'édition ordinaire. C'est pourquoi, lui, le pestiféré de la famille, a finalement, alors qu'il était en voyage aux Etats-Unis, accepté une réconciliation finale avec son père mourant. De ce fait, il a pu hériter et ainsi pouvoir, selon lui, affirmer constamment en public ses positions privées. Voilà quelques premières leçons que j'ai tirées de sa fréquentation. Cette liberté quasi-totale lui a permis également de connaître sans préjugé aucun les milieux les plus divers aussi bien pour des raisons personnelles liées à son homosexualité que pour des raisons militantes. Il n'a pas hésité ni à rencontrer de grands personnages politiques auxquels il s'opposait pour plaider la cause de tel peuple ou de tel militant, ni à s'encanailler pour la bonne cause. Un exemple: lors de son enquête sur les "Assassins de Ben Barka", son souci de recherche de la vérité l'a conduit aussi bien à vagabonder dans Montparnasse essayant de contacter le milieu des truands Le Ny et Palisse, impliqués dans l'affaire, qu'à demander audience au général Oufkir et effectuer en secret un voyage à Rabat pour y être reçu secrètement par le général. Militant, il restait un authentique journaliste d'investigation et n'écartait aucune éventualité par préjugé idéologique. Cette liberté se trouvait cependant altérée s'agissant des personnes pour lesquelles il avait pu développer un sentiment amoureux. A ces occasions, il avait toujours un préjugé favorable et une perte d'objectivité de jugement. De ce fait, on pouvait croire que ses parti-pris étaient mus par un intérêt sentimental personnel. C'est ainsi, qu'un jour, en 1969, recevant à dîner l'Egyptien feu Lotfallah Soliman, il eut droit à une injure cinglante mettant en cause la sincérité de son engagement pro-palestinien. A un moment donné, Lotfallah lui lança: "Nous en avons marre de l'arabisme de la prostate." J'en tirai la leçon qu'il est difficile d'être soi sans être suspecté d'intentions malignes et intéressées. Ce fut sans conteste blessant pour lui qui fit preuve d'une constance d'engagement désintéressé – en dehors des hasards qui font rencontrer deux militants de même penchant sexuel. Mais cela, je puis en témoigner, n'a jamais été décisif dans ses engagements. D'ailleurs, le plus souvent, tel qu'il le dit lui même dans le "Feu du sang", ses aventures homosexuelles se passaient en dehors des milieux militants. Et l'insulte de Lotfallah Soliman ne l'a pas fait dévié d'un pouce. Certes, après 1968, il s'est recentré sur la France où il avait vu une jeunesse pétillante se lever et où il a pu enfin proclamer politiquement son homosexualité. Cela l'a détourné quelque peu des problèmes internationaux. Ce recentrage l'a libéré de ses pérégrinations mondiales au Proche-Orient, en Allemagne, aux Etats-Unis, au Vietnam, aux Antilles, au Maghreb – et il s'est davantage consacré à un travail de mémorialiste ("Ci-gît le colonialisme"). Il n'en continuait pas moins lui-même à aller à l'imprimerie surveiller la confection et le tirage d'un petit bulletin du "Comité pour la libération d'Ahmed Ben Bella et des prisonniers politiques en Algérie", s'assurer de l'expédition de ce bulletin et, certainement, en payer les frais. De sa personne et de son portefeuille. Voilà ce que je pouvais dire brièvement de Daniel Guérin. Ahmed Henni, professeur d'économie, a été le gendre de Daniel Guérin. Il a présenté ce témoignage lors de la conférence Loughborough sur Daniel Guérin, en septembre 2004. Lire également son texte sur la pensée de Guérin, "au-delà de l'opposition exploiteurs-exploités". |