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La pensée de Daniel Guérin, au-delà de l'opposition exploiteurs-exploitésLa revue Contretemps vient de publier un entretien sur Daniel Guérin. Voici la réaction d'Ahmed Henni, gendre de Daniel Guérin. La qualité de l'entretien résume et dresse un inventaire pertinent des engagements et écrits de Daniel Guérin. L'ayant fréquenté quotidiennement durant une quinzaine d'années, je souhaiterais cependant revenir sur certains points. Comme chez beaucoup d'autres, il existe chez Daniel Guérin un usage courant du mot « marxiste » qui désigne souvent des mouvements politiques ou des « encartés » au lieu des simples partisans d’une analyse matérialiste historique de la société. Cela crée parfois une ambiguïté sinon une confusion entre marxisme politique – une action – et matérialisme historique – une méthode d'analyse. Tel que je l'ai connu, Guérin avait retenu du marxisme deux choses essentielles : que les causes matérielles sont un élément majeur de la dynamique historique ; que des antagonismes et des luttes entre dominants et dominés en résultent. Il rejetait cependant le marxisme entendu au sens de mouvement organisateur de ces luttes. L'opposition exploiteurs-exploités reste, en effet, trop étriquée pour contenir la pensée de Guérin qui a toujours élargi son engagement du côté de tous les dominés, que ce soit pour une raison matérielle, de colonisation, de race ou de pratique sexuelle. Ce qui l'a amené à défendre chaque singularité individuelle au sein des classes sociales, surtout lorsque la liberté individuelle pouvait se trouver menacée par un intérêt de classe. Il reste anarchiste en cela. Il préférait « libertaire ». Liberté de l'humanité, des classes et des individus se conjuguent chez lui contre tous les appareils d’oppression ou d'organisation centralisée et autoritaire. Il défend et est solidaire des ouvriers dans leur ensemble comme classe mais aussi, et parfois contradictoirement, de tout ouvrier qui, sans renier les vertus d'une organisation démocratique génératrice d'une force de classe mais sans attendre les ordres d'un appareil, affirme spontanément son désir individuel de liberté ou affirme sa liberté, sexuelle par exemple. Solidaire de la classe ouvrière, certes, mais ne manquant pas non plus de dénoncer le manque de solidarité des ouvriers, en France avec les travailleurs immigrés, aux États-Unis avec les Noirs. Daniel Guérin s'opposait à la bourgeoisie comme classe mais défendait et était solidaire de tout individu bourgeois en désir de liberté pour lui-même et pour les autres (il est membre d'une association bourgeoise d'homosexuels – Arcadie – , il est solidaire des bourgeois anti-racistes ou anti-colonialistes). Il défend et est solidaire des colonisés opprimés, comme groupe, mais aussi des individus colonisés qui dans le combat indépendantiste affirment leur singularité en doctrine ou en mœurs. Comme il ne répugne pas à fréquenter des bourgeois exploiteurs mais indépendantistes et nationalistes, militants de la liberté de leur pays. Il les combat cependant quand il s'agit de choisir entre eux et leurs ouvriers. Il rejetait les propositions organisationnelles autoritaires du vieux Marx contre Bakounine mais en appréciait les écrits « libertaires » de jeunesse. Il insistait pour exprimer une préférence pour la « spontanéité » révolutionnaire mais ne dédaignait pas les vertus pourvoyeuses de force des diverses formes de fédéralisme ou d'organisation démocratique pratiquant l'autogestion. Sur Trotsky, de même. Il en rejetait le centralisme de type léniniste mais, comme pour Marx, en appréciait les méthodes d'analyse. Pour l'analyse, il était aussi bien marxiste que trotskyste mais pour l'action il était profondément libertaire et ennemi des appareils. Son étude monumentale sur la Révolution française est tout entière appuyée sur du matérialisme (Marx) combiné à l'idée de révolution permanente (Trotsky). Cette idée de Révolution permanente est centrale dans les engagements de Guérin qui l'a appliquée à tous les terrains (politique, économique, colonial, racial, sexuel). Mais il rejetait les conceptions organisationnelles du « Vieux ». Guérin conjugue donc l'idée de révolution permanente avec celle de l'existence de dominants et dominés (ouvriers, colonisés, noirs, homosexuels) pouvant agir spontanément pour leur liberté, soit comme groupe, soit en exprimant chacun sa singularité individuelle. Ces dominés sont aliénés matériellement par leurs exploiteurs et oppresseurs mais aussi organisationnellement par les partis censés les défendre ou les mouvements censés les libérer. Ils les étouffent comme individus en les appauvrissant ou en les privant de libertés politiques et sexuelles. Tel me semble être le noyau central de la pensée et de l'action de Daniel Guérin. Ahmed Henni est l'auteur de La macula: Ingénus et affranchis Système hiérarchique et diversité en France, 2017 |