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Homosexualité et conscience socialepar Jean-Louis Tristan Daniel Guérin naquit en 1904 à Paris dans la grande bourgeoisie libérale de ce début de siècle. Petit déjà, il joue sur les genoux de Marcel Proust, ami de son père bisexuel et amateur d’art. Héritier de l’empire Hachette, il deviendra un des pourfendeurs les plus radicaux de toutes les formes d’oppression. Pourquoi n’est-il pas devenu un bourgeois libéral, humaniste ? Comment est-il devenu l’un des révolutionnaires les plus critiques, de tous les combats ? Sa figure traverse le siècle et synthétise la richesse de la gauche révolutionnaire et libertaire, des années 30 à sa mort en 1988. Son engagement garde intacte et vivante l’idée d’une pensée libertaire associée à un marxisme débarrassé de ses scories jacobines et autoritaires. Qu’il s’agisse de la gauche critique et radicale française dans les années 30, de la guerre d’Espagne, du mouvement noir américain, des luttes anticoloniales, de la libération sexuelle et homosexuelle en particulier, de l’antimilitarisme, de l’anti-autoritarisme, toutes ses contributions, lorsqu’elles ne les anticipent pas, éclairent les mouvements sociaux et politiques de ce siècle. La vie de Guérin n’est pas une simple succession de critiques de telle ou telle oppression. Dans ses combats divers, il tente peu à peu de mettre en place une sorte d’archéologie de l’oppression, de trouver le dénominateur commun de l’oppression raciale, coloniale et sexuelle, par exemple. Il débusque aux tournants de l’histoire les nouveaux acteurs ( colonisés, homosexuels). Il essaie le plus souvent de lier tous ces nouveaux combats à ceux du mouvement ouvrier et de la gauche. Homosexualité et dissidenceCette vie pourfendant le colonialisme, le puritanisme, le racisme, I’autoritarisme prend ses racines dans les années 20 et 30, lorsque Daniel, à la fois du fait de son premier voyage pour la maison Hachette à Beyrouth ou en Indochine deux ans plus tard, comprend ce qu’est le colonialisme, cette arrogance du Blanc sûr de sa supériorité et de sa légitimité à coloniser. Durant la même décennie, il sera mis en contact avec le prolétariat, tant à Brest sur les chantier navals, qu’à Barbès près de l’imprimerie familiale ou à Belleville, où il militera à la SFIO dans la tendance "Gauche révolutionnaire", puis au PSOP auprès de Marceau Pivert. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, après avoir essayé de maintenir, à partir d’Oslo, une activité internationaliste, au sein de l’Office du papier à Paris (où il travaillera dès 1942), il partira une première fois aux Etats-Unis. Ce pays, qu’il pressent comme la nouvelle force impérialiste planétaire, il l’analysera du point de vue de ses contradictions et faiblesses : existence d’un prolétariat puissant, racisme anti-Noirs fortement implanté. Il en gardera à la fois le souvenir d’une période intensément homosexuelle, celle de ses premières réflexions sur l’oppression que subissent les homosexuels, et de ses premières analyses du racisme, de la "colonisation du Noir américain". D’une part, à travers ses écrits sur la Révolution française, entamés durant les premières années de guerre en Norvège, il exprime l’idée qu’un embryon de révolution prolétarienne existe dans les bouleversements de la Révolution française. Cette mise en pratique du concept de révolution permanente, de l’idée de transcroissance des révolutions bourgeoises en révolutions sociales, libertaires, fait écho à ses analyses sur l’importance des mouvements de Noirs, de populations colonisées, dans les processus révolutionnaires. C’est le même Guérin, qui posant les bases de cette vision de l’histoire du peuple des villes sous la première République, des colonisés et des homosexuels, apporte beaucoup aux théories d’émancipation d’une gauche bien réticente, déjà à l’époque, à ce type d’analyse de l’histoire. Oppression sexuelle et colonialismeSon socialisme libertaire, ses écrits sur le colonialisme et sur l’oppression sexuelle tentent donc de faire unité dans ses engagements à partir des années 1950. Ses contacts avec Arcadie (1), son soutien aux expériences autogestionnaires yougoslave, algérienne, ghanéenne, montrent la liaison entre la Politique, la grande, celle qui bouscule l’histoire, et les discriminations qui structurent l’histoire quotidienne. Quand Guérin rentre de Cuba en 1960, après avoir été invité par le nouveau régime à la Havane, il émet une vision critique qui, à l’époque, fait grincer des dents. Il soutient le processus révolutionnaire mais il est le seul à mettre en garde contre la répression sexuelle et puritaine que le nouveau pouvoir, confronté certes à une prostitution de masse, met en place contre les prostituées ou les homosexuels, principales victimes de ce nouvel ordre. Il fut scandaleux, à l’époque, de parler de sujets considérés comme aussi futiles alors que le monde entier regarde vers les capacités de Cuba de résister à l’ordre impérialiste. Guérin, lorsqu’il analyse en tant qu’anticolonialiste, le régime de Castro, à travers cette "petite histoire" - souvent peu digne aux yeux des politiques, peu spectaculaire, comme celle des femmes, et des différents colonisés de l’histoire - met en évidence un trait encore aujourd’hui caractéristique de bien des discriminations que des régimes prétendument socialistes ont mises en place au cours de leur histoire, révolue ou actuelle. Cette "petite histoire" a aussi permis de penser le stalinisme. Il ne s’agit donc pas d’analyser l’histoire du point de vue des minorités homosexuelles, mais la lecture historique de Guérin a bien eu comme but de comprendre comment des populations "colonisées", en entrant dans l’histoire, peuvent permettre de renouveler les exigences de liberté et de démocratie qui traversent nos sociétés. Une société qui refuse un certain nombre de droits aux homosexuels, aux lesbiennes, ne peut prétendre à l’épanouissement collectif. Cette lecture transversale des oppressions, sexuelles, raciales, de classe, que Guérin permet dans une perspective de changement social radical, reste encore un message, un enjeu pour une gauche qui continue à penser à l’émancipation humaine. Cette révolte continuera à brûler en lui, jusqu’à sa mort en 1988. Il participera aux universités homosexuelles de Marseille dans les années 80, écrira des chroniques dans Gai-Pied hebdo, rencontrera les indépendantistes du FLNKS, et jubilera en 1986, aux Invalides lors de la manifestation étudiante contre le projet Devaquet. Il aurait aimé voir la force actuelle, la renaissance des revendications contre l’oppression que la marche de ce 28 juin 1997 va placer à nouveau sur la scène politique. Il aurait aimé voir ces synergies, cette transversalité qui anime un mouvement homosexuel politisé, qui se cherche aujourd’hui, qui soutient les sans-papiers, qui lutte pour l’extension du droit d’asile pour les personnes persécutées du fait de leur orientation sexuelle. Rencontre des opprimés, perspectives communes, implication du mouvement ouvrier, trois souhaits qui furent siens et qui sont encore les nôtres aujourd’hui. Il aura eu raison quand, affirmant que parmi les réalités qui peuvent conduire à la conscience sociale critique, il fallait intégrer la dimension politique de l’homosexualité, qui si elle n’est qu’un vécu, de l’ordre du privé, peut en se donnant les moyens de comprendre les mécanismes d’oppression, leur origine, les moyens de les combattre, mener de "la dissidence sexuelle au socialisme". Cet article est paru dans "Politique la Revue - Homosexuel(le)s en mouvement" et dans "Alternative libertaire". Note : 1. Première association homosexuelle, très bourgeoise, dès la fin des années 50. |